L'ESPRIT SPIRIDON FOUT LE CAMP ?
La course à pied, longtemps considérée comme l’une des formes les plus simples et les plus accessibles d’activité physique, a connu une transformation profonde au fil des décennies. Ce phénomène, loin d’être anodin, révèle des changements visibles et invisibles qui ont modifié la pratique, l’approche et les valeurs associées à ce sport. Si l’on parle souvent de l’aspect populaire de la course à pied, il est aujourd’hui essentiel de revenir sur l’évolution de cette pratique et de se demander si l’esprit originel, celui de l’effort pur, de l'esprit Spiridon a été perdu en chemin.
L’un des tournants majeurs de cette évolution a été l’émergence du « jogging » dans les années 1970. Ce phénomène est souvent perçu comme une révolution douce, qui a permis à la course à pied de se démocratiser et d’échapper au cadre exclusif de la compétition de haut niveau. Contrairement aux marathons élitistes ou aux courses de piste, le jogging invitait tout un chacun à prendre part à l’effort, sans distinction de niveau. C'était une pratique accessible, presque intime, marquée par la volonté de retrouver son corps, d’échapper au stress quotidien, de prendre un moment pour soi dans un monde en pleine accélération. Le jogging a rapidement conquis une vaste part de la population, et ce, sans que les coureurs ne soient forcément mus par la compétition. C’était une course en soi, pour soi, loin des impératifs de performance.
Au fil des années, cette forme de pratique populaire s’est transformée. Le jogging a laissé place à un univers de plus en plus structuré, compétitif et technologique. Les courses, d'abord locales et informelles, se sont professionnalisées. Le marathon est devenu une référence, et aujourd’hui, de nombreuses grandes villes accueillent des événements de course à pied de plus en plus populaires. Cependant, à mesure que ces courses se sont développées, elles ont également entraîné des évolutions de la mentalité des coureurs. À l’heure actuelle, la course à pied est en partie marquée par un certain individualisme. Les équipements, le suivi des performances via des montres connectées, les apps de running, et l’idée de la course comme une quête de performance pure ont redéfini la relation que l’on entretient avec l’effort. Le nombre de participants est devenu un critère de réussite pour les organisateurs, mais aussi pour les coureurs eux-mêmes qui cherchent souvent à dépasser leurs propres records ou à se mesurer aux autres. Le plaisir de courir pour courir a parfois cédé la place à la quête incessante du « meilleur chrono ».
Le temps qui passe ne se contente pas de marquer des évolutions externes et visibles dans la pratique du jogging, il transforme aussi des éléments plus subtils, ceux qui échappent souvent à l'œil nu. Les innovations technologiques, comme les montres connectées, les applications de suivi ou les chaussures de plus en plus sophistiquées, ont redéfini les rapports que l’on entretient avec la course à pied. Ce qui était jadis une activité spontanée, intuitive, devient aujourd'hui un acte mesuré, quantifié, souvent optimisé à l'extrême. L'objectif n'est plus uniquement d'aller courir pour le plaisir, mais de courir « efficacement », de « battre ses records », de « suivre sa performance » à la lettre. Dans ce contexte, le rapport à l'effort a changé. Autrefois, la douleur et la fatigue étaient considérées comme des étapes naturelles du dépassement de soi, mais elles sont désormais souvent perçues comme des éléments à éviter, maîtriser ou contourner grâce à la technologie. Les coureurs ne sont plus seulement guidés par leur ressenti, mais aussi par des chiffres, des graphes et des données, une transformation invisible qui modifie leur manière de vivre l’expérience même de la course. Au-delà de cette dimension technique, la mentalité du coureur a également évolué. L'esprit de camaraderie, l'échange d'expériences entre amis ou dans les groupes de course a cédé la place à un individualisme de plus en plus prégnant. Les courses collectives, autrefois des moments de partage et d’entraide, sont désormais souvent vécues comme des défis personnels. Si la compétition interne a toujours existé, elle est désormais accentuée par la visibilité des performances sur les réseaux sociaux, où chaque course est une occasion de se mesurer aux autres, mais aussi de s'exposer et de se valoriser. Enfin, la course à pied, qui était une activité simple et accessible à tous, est peu à peu devenue une pratique réservée à ceux qui peuvent investir dans des équipements spécifiques, ou qui disposent de l'aptitude physique nécessaire pour performer. Ce phénomène, bien que minime, modifie l’esprit originel du jogging, autrefois symbole de liberté et de simplicité. Ainsi, les changements invisibles sont tout aussi marquants que les transformations visibles, et ils nous interrogent sur ce qu’est devenue la véritable essence de la course à pied. L’apparence de l’effort a évolué, mais est-ce pour le mieux ?
L’un des effets les plus marquants de cette évolution est la perte de l’esprit originel de la course à pied, celui d’un simple défi personnel, sans artifice. Les courses sont désormais souvent marquées par une compétition exacerbée et une pression liée à la performance, qu’elle soit chronométrée ou basée sur des défis personnels. L'esprit Spiridon, celui du coureur humble, dont l’unique but était de dépasser ses propres limites, semble de plus en plus éloigné. La course à pied est désormais, pour beaucoup, une activité régie par des impératifs de résultat. Chaque course devient une étape de plus sur la route de l'amélioration continue. L’influence des marques et du marché est omniprésente : chaussures dernier cri, applications de suivi, tenues spécifiques… Ces nouveaux outils, bien qu’efficaces, changent la manière dont les coureurs abordent leur pratique, en mettant l’accent sur la performance et la rentabilité du corps.
Malgré cette transformation, certains courants ont émergé pour rappeler à la course à pied son essence originelle. On voit aujourd’hui se développer des initiatives visant à revenir à une pratique plus authentique et moins influencée par l’aspect commercial. Des courses sans chronométrage, des événements plus petits et communautaires, ou encore des formes de courses naturelles qui prônent le minimalisme, font leur apparition. Ces initiatives mettent l’accent sur la redécouverte de la course à pied comme un acte simple et naturel, avant tout centré sur le plaisir de courir et la sensation de bien-être. Elles soulignent la beauté de la course comme activité physique et méditative, loin des impératifs de performance ou de compétition. Cette quête de sens semble être une tentative de renouer avec l’esprit originel, celui qui valorisait l’effort personnel avant tout.
L'évolution de la course à pied, bien qu'enrichissante, n'a pas été sans conséquences. Ce qui était à l’origine une simple et humble quête personnelle est devenu un terrain de compétition de plus en plus formaté. L’esprit Spiridon, celui du coureur à pied pur et sans fard, semble avoir perdu du terrain face aux pressions commerciales et à l’individualisme exacerbé de la performance. Cependant, les signes d’un retour aux sources sont visibles. Peut-être que, comme souvent, la recherche de sens dans la pratique d’un sport simple et exigeant finira par supplanter les valeurs superficielles imposées par l’industrie. En attendant, il appartient à chaque coureur de trouver son propre chemin, celui qui lui permettra de courir pour courir, et non seulement pour performer.
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